La folie d’un écrivain ne se ressent jamais mieux que dans ce qu’il feint de raconter par erreur. Du moins est-ce mon opinion, tant j’ai passé de temps à guetter le visage des auteurs derrière chaque livre que l’un ou l’autre pouvait avoir écrit. Oui, j’aime supposer, réfléchir et tenter de deviner ce qui, dans la fiction est de l’ordre du réel. Le seul intérêt de ces suppositions étant d’assouvir ma capacité à cogiter à propos de tout et n’importe quoi. Surtout n’importe quoi.
L’an dernier, quand j’ai pris le livre de Karl Ove Knausgaard sur une des tablées du libraire, j’ai à peine regardé la quatrième de couverture : j’ai d’abord vu un pavé d’un auteur étranger, et souvent cela suffit à me faire craquer. Que n’avais-je fait. Moi qui aime les supputations et les devinettes, j’allais être bien punie.
Ce livre, c’est La Mort d’un Père, premier tome d’un cycle intitulé Mon Combat (oui, comme Hitler, mais ne nous arrêtons pas à cela, j’y reviens ensuite.) Un livre qui n’est pas un roman, mais un récit autobiographique de la vie et de la famille de l’auteur. Karl Ove Knausgaard est un auteur « normal », au départ (si tant est que ce mot ait du sens), qui a déjà publié deux romans, et est relativement connu dans son pays d’origine, la Norvège. La Mort d’un Père, et plus largement le cycle Mon Combat, est une tentative de restituer la vérité d’une vie, à chacun de ses instants, dans ses doutes, ses errements, ses réflexions les plus banales et les plus ennuyeuses. J’ai eu peur d’avoir affaire avec une sorte de Christine Angot du Nord, avec dix fois plus de pages, ce qui m’aurait bien ennuyée, vu le peu de considération que j’ai pour la littérature égotico-nombriliste de la dame. Loin de là. La Mort d’un Père revient sur l’enfance et la jeunesse de Karl Ove Knausgaard, sous l’ombre d’un père violent et autoritaire. L’auteur se remémore le petit Karl, avec ses faiblesses, ses peurs, son affolant désir de se fondre dans la masse, et la volonté d’échapper au père menaçant.
Il faut préciser certaines choses : le père de Karl Ove Knausgaard était un notable connu. Par ailleurs, il n’a prévenu personne de son entourage de la teneur exacte de ses écrits. Ce livre, et le suivant, ont fait l’effet d’une bombe tant Karl Ove Knausgaard se met à nu et met à nu son entourage, son ex-femme, sa famille proche, ses propres enfants. Le lecteur est dans la position d’un voyeur privilégié qui sait tout de ce qui se passait dans le cercle Knausgaard.
Ce que j’ai aimé, contrairement aux bluettes égotiques de Christine Angot, c’est qu’il n’y a aucune feinte, aucune manipulation, aucune volonté d’amener le lecteur à penser ceci plutôt que cela. Il y a la vérité nue d’un homme, ses pensées les plus emmerdantes, les plus exaltantes, et le détail de la vie. C’est la vie que l’on lit dans ces pages. La vie avec ses beautés et ses trucs plus moches, ce que vous et moi nous avons tendance à cacher sous le tapis. Karl Ove Knausgaard dit qu’il en avait assez de la recherche stylistique, du travail des détails, de ce travail d’écrivain qui nous fait recommencer dix fois, vingt fois, la même phrase. Il explique avoir voulu s’affranchir de cela, et simplement écrire, au kilomètre, privilégiant la quantité à la qualité. C’est cette force brute qu’on retrouve dans les pages, cette incroyable crudité. En cherchant à oublier le style, Karl Ove Knausgaard en invente un autre. Il s’est libéré des entraves habituelles de l’écrivain, en s’en imposant d’autres : écrire vite, publier encore plus vite. Au risque de l’incompréhension et des haines familiales, qui n’ont pas manqué d’éclater. Au risque aussi de choquer toute une société, que ce soit avec La Mort d’un Père, ou le tome suivant : Un Homme Amoureux. C’est que Karl Ove Knausgaard brise mille tabous de la société scandinave, mollement sociale-démocrate, chantre de l’égalitarisme et du progrès social. Il tend à ses contemporains un miroir effrayant : on y voit un homme rebuté par son statut de père au foyer, et par tous ces « trucs de bonne femme » qu’il lui faut accomplir au nom de l’égalité. Pourtant, il se soumet à ces règles de société, mais ne s’empêche pas de penser, et surtout il fait état de ses pensées. Il montre combien chaque être humain est traversé de doutes, de paradoxes, d’envies contradictoires, et toutes ces faiblesses et ces lâchetés sont mises sous le tapis, enfermées à double tour (oui les deux), pour permettre à la société de fonctionner. C’est cette illusion collective, ou de couple, qu’il a brisée le temps de ces récits. C’est peut-être ça le plus foudroyant : les choses peuvent se savoir, mais tant qu’elles ne sont pas dites, elles ne sont pas réelles. Karl Ove Knausgaard dit tout dans ses livres. Comme je l’écrivais au début, ma manie des suppositions a été bien mise à mal, l’auteur ne laisse aucune place aux suppositions. C’est ce combat du quotidien qu’il a voulu retranscrire, son combat, qui est fait de doutes, de peurs, d’incertitudes.
On peut se sentir perdu, parfois ennuyé : le récit de ses courses au supermarché du coin n’est pas l’acmé de son talent, mais pour le coup on comprend tout à fait que lui aussi ça l’emmerde profondément et qu’il se sentirait mieux à accomplir des tâches plus nobles, mais puisqu’il faut être un Homme Moderne, il se plie aux exigences.
J’ai évidemment aimé les deux premiers tomes, et j’ai hâte de lire le troisième, qui sort ces jours-ci.
Je vous conseille vivement cette expérience littéraire.
Chez Denoël
Jeune Homme (pas encore acheté mais j'ai hâte)
Les deux premiers tomes sont disponibles en poche chez Folio.