Le souci quand on se lance dans une sorte de calendrier de ses poètes favoris, c’est se rendre compte qu’il y en a tant qu’on aime, tant qu’on ne peut choisir. À chaque fois, j’ai envie de dire, bêtement, c’est mon préféré. Les préférés sont nombreux et se bousculent aux portes de ma mémoire.
Alors ce soir, encore un préféré, Robert Desnos, au destin aussi tragique que peuvent l’être les destins d’écrivains. Mort au camp de Theresienstadt, Desnos a été tant poète que résistant, jusqu’au dernier souffle.
Voici deux de mes poèmes favoris, dont un que je me permets de vous lire.
J’ai Tant Rêvé de Toi
J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité.
Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant
et de baiser sur cette bouche la naissance
de la voix qui m’est chère ?
J’ai tant rêvé de toi que mes bras habitués en étreignant ton ombre
à se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas
au contour de ton corps, peut-être.
Et que, devant l’apparence réelle de ce qui me hante
et me gouverne depuis des jours et des années
je deviendrais une ombre sans doute,
Ô balances sentimentales.
J’ai tant rêvé de toi qu’il n'est plus temps sans doute que je m’éveille.
Je dors debout, le corps exposé à toutes les apparences de la vie
et de l’amour et toi, la seule qui compte aujourd'hui pour moi,
je pourrais moins toucher ton front et tes lèvres que les premières lèvres
et le premier front venu.
J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme
qu’il ne me reste plus peut-être, et pourtant,
qu’à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois
que l’ombre qui se promène et se promènera allègrement
sur le cadran solaire de ta vie.
Le Fard Des Argonautes
Les putains de Marseille ont des sœurs océanes
Dont les baisers malsains moisiront votre chair.
Dans leur taverne basse un orchestre tzigane
Fait valser les péris au bruit lourd de la mer.
Navigateurs chantant des refrains nostalgiques,
Partis sur la galère ou sur le noir vapeur,
Espérez-vous d’un sistre ou d’un violon magique
Charmer les matelots trop enclins à la peur ?
La légende sommeille altière et surannée
Dans le bronze funèbre et dont le passé fit son trône
Des Argonautes qui voilà bien des années
Partirent conquérir l’orientale toison.
Sur vos tombes naîtront les sournois champignons
Que louangera Néron dans une orgie claudienne
Ou plutôt certain soir les vicieux marmitons
Découvriront vos yeux dans le corps des poissons.
Partez ! harpe éolienne gémit la tempête...
Chaque fois qu’une vague épuisée éperdue
Se pâmait sur le ventre arrondi de l’esquif
Castor baisait Pollux chastement attentif
À l’appel des alcyons amoureux dans la nue.
Ils avaient pour rameur un alcide des foires
Qui depuis quarante ans traînait son caleçon
De défaites payées en faciles victoires
Sur des nabots ventrus ou sur de blancs oisons.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Une à une agonie harmonieuse et multiple
Les vagues sont venues mourir contre la proue.
Les cygnes languissants ont fui les requins bleus
La fortune est passée très vite sur sa roue.
Les cygnes languissants ont fui les requins bleus
Et les perroquets verts ont crié dans les cieux.
— Et mort le chant d’Éole et de l’onde limpide
Lors nous te chanterons sur la Lyre ô Colchide.
Un demi-siècle avant une vieille sorcière
Avait égorgé là son bouc bi-centenaire.
En restait la toison pouilleuse et déchirée
Pourrie par le vent pur et mouillée par la mer.
— Médée tu charmeras ce dragon venimeux
Et nous tiendrons le rang de ton bouc amoureux
Pour voir pâmer tes yeux dans ton masque sénile ;
Ô ! tes reins épineux ô ton sexe stérile,
Ils partirent un soir semé des lys lunaires.
Leurs estomacs outrés teintaient tels des grelots.
Ils berçaient de chansons obscènes leur colère
De rut inassouvi en paillards matelots...
Les devins aux bonnets pointus semés de lunes
Clamaient aux rois en vain l’oracle ésotérique
Et la mer pour rançon des douteuses fortunes
Se paraît des joyaux des tyrans érotiques.
— Nous reviendrons chantant des hymnes obsolètes
Et les femmes voudront s’accoupler avec nous
Sur la toison d’or clair dont nous ferons conquête
Et les hommes voudront nous baiser les genoux.
Ah ! la jonque est chinoise et grecque la trirème
Mais la vague est la même a l’orient comme au nord
Et le vent colporteur des horizons extrêmes
Regarde peu la voile où s’asseoit son essor.
Ils avaient pour esquif une vieille gabarre
Dont le bois merveilleux énonçait des oracles.
Pour y entrer la mer ne trouvait pas d’obstacle
Premier monta Jason s’assit et tint la barre.
Mais Orphée sur la lyre attestait les augures ;
Corneilles et corbeaux hurlant rauque leur peine
De l’ombre de leur vol rayaient les sarcophages
Endormis au lointain de l’Égypte sereine.
J’endormirai pour vous le dragon vulgivague
Pour prendre la toison du bouc licornéen.
J’ai gardé de jadis une fleur d’oranger
Et mon doigt portera l’hyménéenne bague.
Mais la seule toison traînée par un quadrige
Servait de paillasson dans les cieux impudiques
A des cyclopes nus couleur de prune et de cerise
Hors nul d’entre eux ,ne vit le symbole ironique.
— Oh ! les flots choqueront des arètes humaines
Les tibias des titans sont des ocarinas
Dans l’orphéon joyeux des stridentes sirènes
Mais nous mangerons l’or des juteux ananas.
Car nous incarnerons nos rêves mirifiques
Qu’importe que Phœbus se plonge sous les flots
Des rythmes vont surgir ô Vénus Atlantique
De la mer pour chanter la gloire des héros.
Ils mangèrent chacun deux biscuits moisissants
Et l’un d’eux psalmodia des chansons de Calabre
Qui suscitent la nuit les blêmes revenants
Et la danse macabre aux danseurs doux et glabres.
Ils revinrent chantant des hymnes obsolètes
Les femmes entr’ouvrant l’aisselle savoureuse
Sur la toison d’or clair s’offraient à leur conquête
Les maris présentaient de tremblantes requêtes
Et les enfants baisaient leurs sandales poudreuses.
— Nous vous ferons pareils au vieil Israélite
Qui menait sa nation par les mers spleenétiques
Et les Juifs qui verront vos cornes symboliques
Citant Genèse et Décalogue et Pentateuque
Viendront vous demander le sens secret des rites.
Alors sans gouvernail sans rameurs et sans voiles
La nef Argo partit au fil des aventures
Vers la toison lointaine et chaude dont les poils
Traînaient sur l’horizon linéaire et roussi.
— Va-t-en, va-t-en, va-t-en qu’un peuple ne t’entraîne
Qui voudrait le goujat, fellateur clandestin
Au phallus de la vie collant sa bouche blême
Fût-ce de jours honteux prolonger son destin !
A demain !